VOL.6-N° 11, Juil. 2023 : Villes, activités économiques et santé en Afrique

10 |LES CONTRAINTES SOCIO-SPATIALES À L’ALLAITEMENT MATERNEL EXCLUSIF CHEZ LES MÈRES SÉROPOSITIVES À OUAGADOUGOU (BURKINA FASO)

SOCIO-SPATIAL CONSTRAINTS TO EXCLUSIVE BREASTFEEDING AMONG HIV-POSITIVE MOTHERS IN OUAGADOUGOU (BURKINA FASO)

Auteurs

  • TOUGMA Alix statut alixtougma@yahoo.fr, Laboratoire d’Études et Recherches sur les Milieux et les Territoires (LERMIT)
  • Le Marcis Frédéric statut frederic.lemarcis@ens-lyon.fr, CERFIG
  • NIKIEMA Aude Maître de Recherche nikiaude@yahoo.fr, INSS/CNRST
  • BONNET Emmanuel Directeur de Recherche emmanuel.bonnet@ird.fr, CNRS Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, AgroParis Tech

Mots-clés:

Résumé

L’allaitement maternel exclusif est recommandé par l’OMS pour l’ensemble des femmes, mais particulièrement pour les femmes séropositives afin de limiter les risques de transmission du virus. Cependant, sa pratique dans le contexte africain se heurte à plusieurs difficultés, ce qui compromet l’élimination de la transmission verticale du VIH. Notre étude a pour objectif de revisiter les contraintes liées à l’allaitement exclusif chez les mères séropositives, de proposer une hiérarchie de ces contraintes en fonction de leur importance et de les mettre en relation avec la zone d’habitation des mères enquêtées.
Les conditions objectives de vie et les expériences des mères ont été décrites en mobilisant les outils de l’anthropologie et de la géographie de la santé. Trente mères séropositives ont été régulièrement visitées pendant au moins six mois. Des entretiens compréhensifs ainsi que des observations ont été menés au cours de ces visites. Les données recueillies ont fait l’objet d’un traitement statistique et cartographique.
Huit contraintes ont été relevées. La chaleur due aux conditions climatiques était la contrainte la plus récurrente et la plus difficile à contourner. Des différenciations spatiales inattendues en termes de respect des pratiques ont été mises en évidence par cette étude. En effet, habiter dans une zone d’habitat précaire ne compromettait pas à priori le respect des consignes liées à l’allaitement exclusif et se révélait même parfois avantageux.

Introduction

Le Burkina Faso, dans son programme de Prévention de Transmission du VIH de la Mère à l’Enfant (PTME, 2011-2015), a intégré pour les mères séropositives sous prophylaxie ARV la recommandation d’un allaitement maternel exclusif pendant les six premiers mois suivant la naissance (Option B+) lorsque l’allaitement artificiel n’est pas abordable, faisable, acceptable, durable et sûr (DSME, 2011, p.29). L‘allaitement exclusif « suppose que le nouveau-né n’absorbe que du lait maternel. Il ne reçoit aucun autre liquide ou solide, pas même de l’eau,
à l’exception des solutions de réhydratation orale, ou des gouttes/sirops de vitamines, minéraux ou médicaments» (M-T. Arcens Somé, 2020, p.114). Pratiquer ce type d’allaitement dans le contexte africain ne se fait pas sans contraintes. En effet, s’il est vrai que l’allaitement maternel est pratiqué en Afrique, il est prolongé et non exclusif (P. Bonvalet, 2011, p.404; R. Becquet et al., 2005, p. 354). La question de l’allaitement fait toujours l’objet de contestations relevant de la confrontation de logiques sociales, culturelles et biomédicales (A. Desclaux et B. Taverne, 2000, p.176, p.302). C’est sans doute pour ces raisons qu’elle a été très souvent abordée en socio-anthropologie, mais rarement en géographie, dans un contexte de VIH en Afrique subsaharienne.  
Quelles sont les contraintes rencontrées par les femmes séropositives dans la pratique de l’allaitement exclusif? Parmi ces contraintes, quelles sont celles qui sont les plus récurrentes et les plus difficiles à contourner? Y a-t-il une influence de la zone d’habitation des femmes (zone lotie/zone non lotie) sur le respect des consignes de l’allaitement exclusif? L’objectif de cet article est de répondre à ces questions à travers une approche interdisciplinaire. En effet, l’exclusivité méthodologique en sciences sociales ne permet pas toujours de saisir la complexité du phénomène étudié (R. Lefrançois, 1995, p.56). Différentes méthodes sont ici associées: celles issues de l’anthropologie (observations, entretiens ouverts, formels et informels) destinées à comprendre les choix et les pratiques et celles issues de la géographie de la santé pour spatialiser les comportements et comprendre l’impact de l’environnement. L’interdisciplinarité permet de mieux contextualiser un problème et d’enrichir les résultats et l’interprétation. Certains rapprochements entre disciplines vont de soi, surtout lorsque ces dernières sont connexes. On parlera d’«interdisciplinarité de proximité » (M. Jollivet et J-M. Legay, 2005, P.185). Géographie, sociologie, anthropologie sont proches, car elles partagent les mêmes objets d’étude: l’homme, ses pratiques, son territoire.
La présentation des résultats obtenus dans cette étude devrait enrichir la littérature sur les questions d’allaitement et VIH en Afrique par un regard porté à l’échelle de territoires de vie et de pratiques. Elle prolonge les analyses de l’impact du savoir des mères séropositives, de leur stigmatisation ou du fonctionnement du système de santé (M-T. Arcens Somé, 2020, p. 117-118 ; A. Desclaux et al., 2018, p.116) sur l’allaitement sécurisé en analysant sa mise en pratique par le biais d’une approche socio-spatiale via des outils de la géomatique. Ce faisant, cet articleconstitue un exemple de la portée de l‘interdisciplinarité pour l’analyse des questions de santé.

Méthodologie

1.  MÉTHODOLOGIE

1.1 Collecte de données et variables

Menée par une équipe pluridisciplinaire, l’étude présentée combine des méthodes de collecte et de traitement de données issues de l'anthropologie et de la géographie. Une enquête ethnographique a été en effet développée auprès de 30 femmes séropositives en 2015 dans la ville de Ouagadougou (Burkina Faso). Comme son étymologie grecque l’indique, l’ethnographie consiste en la description (graphein) de l’autre (ethnos) et suppose de partager le quotidien des populations étudiées – ici les mères séropositives – afin de comprendre leurs manières de penser, de sentir et d’agir. – ici dans le contexte de l’allaitement en contexte de séropositivité. La pratique de l'ethnographie que nous avons mobilisée est celle décrite dans l'anthologie dirigée par D. Céfaï (2003) (qui rassemble les textes fondateurs de la pratique) et rappelée par G. Blundo et J-P. O. De Sardan (2003).
Ouagadougou recensait plus d'un tiers de la liste active des patients VIH au Burkina Faso, soit 31 572 sur 80 390 patients en 2015 (Ministère de la Santé, 2016, p.263-264). La prévalence féminine du VIH était quatre fois plus élevée en milieu urbain (2,6%) qu'en milieu rural (0,7%) (INSD et ICF international, 2012, p.259). La sélection des enquêtées s’est faite en deux étapes. La première a reposé sur un échantillonnage stratifié sur le territoire urbain des structures de soins publiques qui ont servi de relai à l’identification des enquêtées. Les différentes structures de soins prises en compte dans l’enquête ont été identifiées en fonction de leur contexte d’implantation. Ces structures sont ainsi inscrites respectivement dans des quartiers centraux et périphériques du territoire d’enquête, dans des quartiers pauvres et aisés et dans des zones d’habitats formels et informels (communément appelées zones loties et non loties). Ces critères reposaient sur la théorie d’une accessibilité différentielle aux équipements de soins et une autonomie d’actions plus ou moins grande. Ainsi, la sélection spatiale reposait sur l‘hypothèse que chaque grand profil territorial[1] (centre/périphéries: disponibilité des équipements; loti/non loti: profil des équipements; quartier pauvre/aisé: accessibilité financière) pouvait constituer une contrainte dans le cas d’un équipement faible et peu accessible et un atout dans le cas contraire, aux capacités de suivi des recommandations d’allaitement exclusif par les femmes.
La seconde étape a consisté au recrutement des enquêtées dans les structures de soins publiques choisies. Les femmes ont été sélectionnées en collaboration avec les agents de santé qui leur présentaient au préalable le projet de recherche et sollicitaient leur accord de participation. Ce n’est qu’après l’obtention de leur consentement éclairé que l’agent de santé établissait le contact avec l’équipe de recherche. Les critères d’inclusion étaient: être enceinte et séropositive avec plus de 6 mois de grossesse ou être mère séropositive avec un nourrisson âgé de deux mois ou moins. Il s’agissait ainsi de prendre en compte la période déterminante de l’allaitement exclusif qui concerne les six mois suivants la naissance du bébé. L’anonymat des femmes a été préservé tout au long de la collecte et du traitement des données. Lors du premier échange entre les mères et l’équipe de recherche, les conditions des futures rencontres (prise de contact, lieux, horaires) ont été définies conjointement afin de garantir la confidentialité des informations recueillies et des entretiens.
Le suivi des femmes s’est fait en binôme, composé d’un géographe et d’un anthropologue. Il a consisté en des visites régulières prenant la forme de visite de courtoisie, variant de quelques heures à une journée entière. Ces visites ont permis d’observer les négociations quotidiennes des mères entre l’application des recommandations relatives à l’allaitement exclusif et les contraintes auxquelles elles étaient exposées. Des rencontres entre les mères et les enquêtrices ont eu lieu tantôt au domicile des femmes, tantôt dans des endroits à leur convenance (marché, centre de santé, restaurant…). Au cours de ces visites, les chercheures ont réalisé des entretiens compréhensifs notamment sur les motifs du choix du type d’allaitement, les difficultés liées à sa mise en œuvre et la question du suivi dans les centres de santé. Les enquêtrices ont également observé le milieu de vie, les relations de la femme avec son entourage et la manière dont les enfants étaient allaités. Le niveau socio-économique des quartiers a été évalué à travers la concentration des équipements collectifs (structures de soins et pharmacies privées, marchés), révélatrice du niveau de vie des ménages qui y vivent. Les coordonnées géographiques à proximité des domiciles des enquêtées ont été relevées, sans toutefois permettre leur identification précise afin de préserver l’anonymat.

1.2 Le traitement des données

L’étude ethnographique reposant sur des observations in situ et des entretiens formels et informels avec les mères a permis d’observer les conditions objectives d’allaitement, de rendre compte des perceptions et des négociations des femmes avec ces dernières. Toutefois, les femmes ne subissent pas les mêmes contraintes et de la même manière. Il est donc pertinent d’étudier le jeu différentiel de ces contraintes afin de les hiérarchiser. Les différentes contraintes rencontrées par les femmes dans la pratique de l’allaitement exclusif relevées à travers l’ethnographie ont ainsi été analysées par les outils de la géomatique grâce au codage. Le codage a permis d’obtenir une base de données qui a d’abord fait l’objet d’un traitement statistique, puis cartographique. Deux types de codage ont été réalisés. Le premier attribue un score pour chaque contrainte et par enquêtée. Le score correspond à la récurrence de la contrainte et à sa propension à faire échouer la pratique de l’allaitement exclusif. La valeur 0 a été ainsi attribuée lorsque l’enquêtée n’a pas été confrontée à la contrainte. La valeur 1 a été attribuée lorsque l’enquêtée a subi la contrainte, sans qu’elle soit la cause de l’échec de l’allaitement exclusif. La valeur 2 a été attribuée lorsque l’enquêtée a subi fortement la contrainte au point que celle-ci l’a empêché de respecter les directives de l’allaitement exclusif. La somme des scores a été ensuite calculée pour chacune des contraintes, ce qui a permis de les hiérarchiser. Cette hiérarchisation a permis de mettre en évidence les contraintes les plus récurrentes ou les plus difficiles à surmonter. Le second codage attribue pour chaque contrainte la valeur 0 aux femmes n’ayant pas été confrontées à la contrainte ; la valeur 1 aux femmes ayant subi la contrainte. Ce codage a permis de construire une matrice de données. Cette matrice a fait l’objet d’une Classification Ascendante Hiérarchique (CAH) afin de regrouper dans une même classe les femmes rencontrant des contraintes similaires. Les résultats de la CAH ont ensuite été cartographiés.
Les logiciels utilisés pour ces différentes analyses sont QGIS 3.4 et Philcarto. La classification ascendante hiérarchique est l’outil utilisé pour spatialiser les statistiques obtenues. Les résultats sont représentés par des dendrogrammes qui montrent à l’aide des écarts-types les dissimilarités par rapport à la moyenne. Les variations peuvent être positives et plus l’écart-type est important plus le phénomène est sur-représenté. À l’inverse si les variations s’expriment dans le négatif, le phénomène est alors sous-représenté, ce qui n’exerce aucune influence.
Dans l’interprétation des résultats, nous nous sommes particulièrement intéressés à l’impact de la zone d‘habitation (zone lotie et non lotie) dans le respect des consignes de l’allaitement exclusif. Les quartiers non lotis contrairement aux quartiers lotis sont en général une zone d’habitat informel caractérisée par des conditions de vie précaires, un niveau d’instruction et un niveau de vie relativement bas, un faible niveau d’équipements (A. Tougma, 2020, p.176-178). Les habitats y sont concentrés et de petites tailles (D. Delaunay et F. Boyer, 2017, p. 14).
L’étude menée a été financée par l’Agence Nationale de Recherche sur le SIDA et les hépatites[2]. Le protocole de recherche a été soumis et accepté par le comité d’éthique en santé du Burkina Faso avec la référence 2014-4-032[3]. Dans ce protocole les aspects de l’anonymat des femmes et la préservation de l’information relative à leur séropositivité ont été pris en compte. Les femmes ont donc été désignées par un identifiant et leur localisation cartographiée à des échelles et à l’aide de taille de symbole qui ne permettent pas de préciser leur domicile de façon fine.
 
[1] Ces grands profils et leurs caractéristiques en termes d’équipements et de niveau de vie ont été présentés dans différents travaux dont ceux de D. Delaunay, F. Boyer et al. (2017, p.27-29) ; F. Fournet, A. Meunier-Nikiema et G. Salem (2008, p.79-81) et servent régulièrement de base d’analyse dans la ville de Ouagadougou.
[2] Le projet s’intitulait “Inégalités spatiales, mobilités et expérience de l’allaitement sécurisé au Burkina Faso. Une approche socio-anthropologique et géographique pour mieux comprendre les contraintes à l'allaitement sécurisé ». ANRS 12316.
[3] Nous remercions Fernand Bationo (co-responsable du projet avec Frédéric Le Marcis), Mireille Ouédraogo, Zenabe Koumbem et Christelle Kafando qui ont participé à la réalisation des enquêtes.

Résultats

2. RÉSULTATS

2.1. Les contraintes à l’allaitement exclusif

Seulement quatre femmes affirment n’avoir rencontré aucune contrainte dans la pratique de l’allaitement exclusif. La plupart éprouvent des difficultés multiples et variées décrites ci-après. Les données recueillies après entretien, observation du comportement et du lieu de vie des femmes ont permis d’identifier au total huit types de contraintes:
Le discours des agents de santé: certaines femmes ont affirmé n’avoir pas reçu d’information concernant l’allaitement exclusif de la part des agents de santé. L’enquêtée 13A raconte: « Quand j’ai accouché ils [agents de santé] m’ont donné des médicaments, ils m’ont dit de tout faire pour bien lui donner [au bébé] … ils ne m’ont pas dit comment je devais l’allaiter… ». D’autres femmes ont reçu une information différente de celle contenue dans le programme PTME en cours. Certaines ont également fait face à des situations de contradictions dans les discours tenus par les multiples agents de santé rencontrés. Lorsqu’ils sont différents du protocole en cours, insuffisants, contradictoires ou inexistants, les discours des agents de santé constituent ainsi une contrainte à la pratique de l’allaitement maternel exclusif par les mères.
La chaleur: certaines femmes ont des difficultés à donner exclusivement du lait maternel à leur enfant pendant les périodes de forte chaleur. Elles sont tentées de lui donner de l’eau parce que, disent-elles, l’enfant pleure beaucoup, les laissant pressentir son envie de boire. Une enquêtée explique que le jour où elle a commencé à donner de l’eau à son enfant: « il faisait chaud et il pleurait beaucoup. Son papa [pourtant informé de la sérologie de sa femme et de la consigne de l’allaitement exclusif] m’a dit de lui donner l’eau. Depuis qu’il boit, il ne pleure plus beaucoup ». Les conditions climatiques marquées par de fortes chaleurs constituent une contrainte et peuvent empêcher le respect de l’allaitement exclusif.
Le non-partage de la sérologie avec le conjoint: d’après nos observations, le partage de sa sérologie avec son conjoint constitue un avantage pour la femme. Ce dernier, à défaut de l’aider à mieux respecter les consignes de l’allaitement exclusif, ne constituera pas un obstacle à sa pratique. En revanche, lorsque le conjoint n’est pas informé de la sérologie de son épouse, la femme doit justifier les raisons pour lesquelles elle ne donne pas de l’eau, de la tisane ou de la bouillie à l’enfant. Ceci constitue une contrainte importante, puisque journalière. Ce constat a également été fait par A. Tijou-Traoré et al. (2009, p.5-6) en Côte d’Ivoire.
L’influence de la belle-famille: en Afrique subsaharienne, les nouveau-nés reçoivent un certain nombre de soins ayant pour but de les fortifier, de les protéger des maladies et des mauvais sorts. Dans cette étude, nous avons remarqué que ces soins sont très souvent appliqués par des femmes âgées et fréquemment par un membre de la belle-famille de la femme. Quand elle séjourne ou cohabite avec la belle-famille, il est difficile pour elle de la dissuader de réaliser certains soins si cette dernière n’est pas au courant de sa sérologie; ce qui est très souvent le cas. Une des enquêtées rapporte ainsi des reproches auxquels elle a été confrontée:
« C’est parce que tu n’as pas donné de décoction à boire au bébé qu’il pleure comme ça. Depuis que je suis née, je n’ai jamais vu un bébé qui n’a pas bu de tisane. Tu vas beaucoup souffrir avec ce bébé si tu ne lui donnes pas de décoction. Ses frères [frères du bébé] que j’ai gavés ont bien grandi sans beaucoup pleurer. C’est vrai que le monde se modernise, mais il ne faut pas oublier les traditions ».
L’influence de la famille: lorsqu’une femme accouche, il n’est pas rare qu’elle séjourne ou rende visite à ses parents afin de leur présenter le bébé. Pendant ce séjour, elle peut se heurter à des difficultés, si sa famille n’est pas informée de sa sérologie. La mère de l’enquêtée 7A lui a demandé si elle gavait l’enfant avec des décoctions. Quand elle lui a dit non, elle a répliqué: « vous les enfants de la ville, vous êtes ainsi; c’est comme cela qu’on vous a traité et vous êtes bien aujourd’hui? » L’enquêtée 11B raconte qu’à chaque fois qu’elle rend visite à sa mère, cette dernière insiste pour donner de l’eau à son bébé.
L’activité économique: dans un allaitement exclusif, l’enfant doit être nourri au sein chaque fois qu’il le demande. Pour une mère qui travaille, pratiquer l’allaitement exclusif est contraignant, surtout si elle ne peut pas amener son bébé au lieu de travail. L’enquêtée 14A, explique:
« L’enquêtée 14A: je voulais commencer le lait là…, mais à trois mois… je veux commencer le lait artificiel là afin que quand la vieille [celle qui viendra s’occuper du bébé] là va venir je puisse le laisser et puis partir [se rendre à son lieu de travail] …
Enquêtrice: là, vous allez faire un allaitement mixte maintenant?
L’enquêtée 14 A: oui,
Enquêtrice: à partir de trois mois
L’enquêtée 14 A: oui, je suis obligée… ».
 Le type de cour: lorsque la femme vit dans un logement individuel, elle bénéficie de plus d’intimité, car la cour n’est pas partagée avec des voisins et est très souvent clôturée. Par contre quand la femme vit dans une cour commune (dans laquelle cohabitent plusieurs ménages), elle devra faire face aux remarques, aux questions et aux suggestions du voisinage. L’enquêtée 5B affirme qu’il y a une vieille dame qui habite dans la même cour qu’elle. Cette dernière lui demande très souvent si elle a purgé le bébé et lui a donné à boire lors de son bain. Elle répond toujours par un oui. Pourtant, elle ne le fait pas. Lors du bain de son bébé, elle ferme la porte de sa maison afin que personne ne la voie. Habiter une cour commune peut donc se révéler contraignant.
La mobilité de la femme: les endroits fréquentés peuvent constituer une contrainte à la pratique d’un allaitement exclusif. Lorsque la femme est peu mobile, elle rencontre moins de personnes, reçoit moins de remarques et est confrontée à moins de questions. Par contre, quand elle fréquente plusieurs endroits en dehors du lieu de travail (visites de courtoisies, lieu de culte, cérémonies) ou change de lieu de résidence (en dehors de la famille et de la belle-famille), elle multiplie les occasions d’interaction et doit donc se montrer plus stratégique (formuler des prétextes par exemple), afin de ne pas être soupçonnée. En effet, la plupart du temps, elle ne tient pas à ce que l’on sache qu’elle est séropositive, de peur d’être stigmatisée. L’enquêtée 12B raconte que lors d’un baptême, une dame a voulu donner de la boisson à base de petit mil à son enfant, mais elle lui a dit de ne pas le faire parce que le bébé était malade.

2.2 Le poids des différentes contraintes dans la pratique de l’allaitement exclusif

La hiérarchisation des différentes contraintes est représentée dans la figure n°1. Plus, la couleur est foncée, plus la contrainte est récurrente ou difficile à contourner. La chaleur apparait comme la contrainte la plus importante. Pour beaucoup de femmes, il est insoutenable qu’avec des températures élevées, elles ne puissent pas donner de l’eau à leur enfant. Parfois, les agents de santé eux-mêmes encouragent et accompagnent les femmes dans ce choix. La deuxième contrainte la plus importante est l’influence de la belle-famille. Le discours tenu par les agents de santé, qui vient en troisième position, joue également un grand rôle dans le respect de l’allaitement exclusif. Les contraintes les moins fortes sont la mobilité de la femme, le type de cour et l’influence de la famille. Au total, dix femmes sur 28[1] ont respecté les exigences de l’allaitement exclusif.
Figure n°1 : hiérarchisation des différentes contraintes
 
Figure 1
Source: Enquête, projet ANRS 12316
La hiérarchisation révèle l’aptitude de la mère à contourner les contraintes. Les contraintes telles que la chaleur, l’influence de la belle-famille et le discours des agents de santé sont plus difficiles à contourner. Le non-partage de la sérologie avec le conjoint et l’activité économique constituent des contraintes qui peuvent être surmontées. Certaines femmes cessent toute activité économique durant la période d’allaitement ou amènent et surveillent leurs enfants sur le lieu de travail. L’absence de certains conjoints du domicile familial du fait de leur activité économique (plusieurs d’entre eux sortent tôt le matin et ne rentrent que la nuit), résout partiellement la difficulté liée au non-partage de la sérologie. La mobilité, le type de cour et l’influence de la famille sont relativement les plus faciles à esquiver. Si la femme fréquente de nombreux endroits, ou habite en cour commune, elle a toujours son enfant dans ses bras et si ce n’est pas le cas, elle a généralement un œil sur lui. Si les personnes rencontrées ou habitant ces lieux font des commentaires ou posent des questions indiscrètes, elle arrive généralement à développer des stratégies (camouflage, esquives, prétextes...) pour les déjouer. En outre, lorsque les femmes séjournent en famille, elles rencontrent parfois des contraintes, mais arrivent davantage à se faire comprendre qu’au sein de leur belle-famille. Les femmes semblent mieux négocier la pratique de l’allaitement exclusif en famille qu’en belle-famille.

2.3. Contraintes et zones d’habitation

La CAH et sa représentation cartographique à l’échelle de la zone d’habitation des femmes permettent de spatialiser les différentes contraintes par quartier de vie à Ouagadougou (Carte n°1). La carte permet d’affiner les résultats statistiques de la CAH qui met en évidence l’importance des contraintes à l’allaitement exclusif.
Carte n°1 : Classification Ascendante Hiérarchique (CAH) et zones d’habitation
Carte1
Classe 0 : aucune contrainte relative à l’allaitement exclusif n’a été notifiée. Les femmes de cette classe ont réussi à suivre les recommandations. Au nombre de quatre, dont deux en zone lotie et deux en zone non lotie, elles se trouvent à la périphérie de la ville.
Classe 1 : les contraintes rencontrées se retrouvent généralement au niveau du discours des agents de santé et de la chaleur. Aucune femme n’a pu pratiquer un allaitement exclusif. Cette classe se retrouve dans les deux zones d’habitation.
Classe 2 : au total, cinq contraintes sont sur-représentées, mais à des intensités variables. Aucune femme appartenant à cette classe n’a pu pratiquer un allaitement exclusif. Toutes les femmes de cette classe vivent en zone lotie.
Classe 3: la contrainte liée au type de cour, notamment le fait d’habiter dans une cour commune est fortement sur-représenté. Deux femmes sur cinq ont pu pratiquer un allaitement exclusif dans cette classe qui se retrouve uniquement en zone lotie.
Classe 4: les contraintes sont moins nombreuses et ne sont pas rédhibitoires. Seule l’influence de la famille y est fortement sur-représentée. Au total, trois femmes sur quatre ont pu faire un allaitement exclusif. La classe 4 est observée dans les deux zones d’habitation.
Classe 5: la contrainte liée aux activités économiques menées par la femme y est sur-représentée. Une femme sur quatre a réussi à pratiquer un allaitement exclusif. Les femmes de cette classe se retrouvent dans les deux zones d’habitation.
La répartition des différentes classes est hétérogène et ne permet pas de dégager une tendance générale. Cependant, la classe 3 dans laquelle la contrainte liée au type de cour est sur-représentée se retrouve uniquement en zone lotie. Il en est de même pour la classe 2 dans laquelle la contrainte liée à l’influence de la belle-famille est sur-représentée. Cette spatialisation permet donc de mettre en évidence des influences variées mises en discussion.
[1] Dans le traitement des données, deux femmes ont été exclues de l’échantillon. La première a perdu son bébé quand il avait moins de trois mois et la seconde a pratiqué un allaitement artificiel.

Conclusion

Les différentes contraintes à l’allaitement maternel exclusif ont été revisitées. Les difficultés à suivre les recommandations de l’OMS sont d’ordre social, mais aussi spatial à travers l’impact de la zone d’habitation. Les femmes développent différentes stratégies afin de supprimer ou de contourner les contraintes rencontrées. Il existe cependant trois contraintes sur lesquelles elles ont peu d’emprise: la chaleur, le discours des agents de santé et l’influence de la belle-famille. La chaleur et l’influence de la belle-famille sont des contraintes sur lesquelles il est difficile pour les politiques d’agir soit parce qu’elles manquent d’outils (la chaleur) ou parce que la contrainte relève de la traduction de normes sociales qui supposent une mobilisation de la société civile et du politique sur le temps long pour les transformer. En revanche, des actions pourraient être menées rapidement et avec des effets tangibles pour améliorer la qualité du discours des agents de santé. La plupart d’entre eux apparaissent en effet perdus dans la succession rapide des différentes recommandations de l’OMS. Une formation simultanée et homogène dans le cadre de la PTME est en fait nécessaire. Par ailleurs, les recommandations de l’OMS devaient tenir compte davantage des réalités culturelles des populations auxquelles elles sont destinées.

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Publié

31 Juillet 2023

Comment citer

Revue Espace, Territoires, Sociétés et Santé ,[En ligne], 2023,, mis en ligne le 31 Juillet 2023. Consulté le . URL: https://www.retssa-ci.com/index.php?page=detail&k=303

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