2020/Vol.3-N°5 : Système alimentaire urbain et santé en Afrique

1 |Consommation de Soja et santé en milieux urbains au Togo

Soy and health consumption in urban areas in Togo

Auteurs

  • KPOTCHOU Koffi Enseignant-Chercheur, kpotchou@gmail.com, Université de Lomé

Mots-clés:

Soja| Local| consommation| santé| urbain| Togo|

Résumé

L’intérêt pour la culture et la consommation de soja au Togo est récent. Introduit dans le pays dans les années 1980, l’accélération de sa production n’intervient qu’en 2008 suite aux difficultés de la filière coton. Diffusée dans toutes les villes du pays, la consommation de soja connaît un engouement auprès des citadins. Cette recherche vise à expliquer les déterminants de la propension des urbains pour cette légumineuse en questionnant le fonctionnement du système alimentaire qui se développe autour d’elle. Le travail se fonde sur l’hypothèse selon laquelle l’évolution de la consommation de soja en milieux urbains s’explique par la perception des consommateurs de ses effets sur leur santé. Pour la vérifier, une enquête par questionnaire a été menée auprès de 300 consommateurs de soja identifiés dans les cinq villes chefs-lieux des cinq régions administratives du Togo et dans le Grand Lomé. Elle a été complétée par des approches qualitatives axées sur la documentation, des observations puis des entretiens individuels et de groupe auprès de personnes ressources. Les résultats révèlent que les citadins ont une affection pour le soja parce qu’il est cultivé localement et transformé grâce à une technicité endogène. Dans ces conditions, ils sont rassurés de sa qualité biologique contrairement aux produits importés qu’ils soupçonnent contenir des additifs chimiques nocifs. Ainsi misent-ils sur les apports naturels considérables de cet aliment en protéines, glucides, lipides et vitamines pour renforcer leur système immunitaire et lutter contre les maladies et la malnutrition des enfants, améliorer la fertilité et éliminer les mauvais cholestérols.

Introduction

Plus de la moitié de la population mondiale (55%) vit actuellement dans les zones urbaines (ONU, 2018[1]). En 2030, la population urbaine dépassera 70% (N. Krausz et al, 2013, p. 10). En Afrique de l’Ouest, l’accélération de l’urbanisation, en plus de poser de nombreux défis socioéconomiques aux citadins, les soumet à une insécurité alimentaire grandissante : 56,1 millions de personnes sous-alimentées en Afrique de l’Ouest en 2017 (FAO, 2018, p. 3). Elle a, par ailleurs, transformé les systèmes alimentaires : dépendance de l’importation, problème contemporain des organismes génétiquement modifiés, cuisines hybrides, patriotisme alimentaire (consommer local), nouvelles orientations alimentaires, inégalité nutritionnelle, hyper dépendance ville-campagne. 
Quelles que soient les transformations des systèmes alimentaires en cours, beaucoup d’individus, de par le monde, sont de plus en plus convaincus de la relation intrinsèque entre santé et alimentation biologique. En outre, certains citadins, pour des raisons sanitaires ou esthétiques, limitent ou carrément évitent la viande dans leur alimentation et privilégient les végétaux, les légumes, les fruits. L’« idée de nourriture végétale  est aujourd’hui synonyme de naturel et d’authenticité », à en croire E. Labat (2013, p. 7). D’où le recours aux feuilles de baobab ou du haricot et aux fruits comme la banane, l’ananas, l’orange. Dans le même sillage, le soja s’est introduit dans l’alimentation des Togolais. On ne connait pas le nombre de personnes et de ménages qui s’y adonnent. Toutefois, et même sans données statistiques disponibles, par observation, on remarque que sa consommation croit dans les milieux urbains comme Lomé, Tsévié, Atakpamé, Sokodé, Kara, Dapaong. En témoigne la multiplication des points de vente et des vendeurs ambulants de viande et brochettes de soja dans lesdites villes.
Avec ce qu’on peut appeler la « crise du coton » au Togo entre 2000 et 2005[2], des paysans, surtout ceux des régions de la savane et des plateaux, grands producteurs de coton, ont dû renoncer à la culture cotonnière qu’ils ont remplacée par celle du soja. Ce dernier est devenu une nouvelle filière en cours de développement pour faire face à la situation de pauvreté et d’amélioration du régime alimentaire comme le traduit le titre de l’article de D Ramsay et al. (2019, p. 1) : « Le Togo place son avenir sous le signe du soja ».
Cette nouvelle culture a bénéficié très tôt de l’appui des techniciens agricoles, des ONG, des microfinances et des médias (la communication). Des commerçants ont aussi affiché un intérêt à l’égard de ce produit alimentaire. Ils s’approvisionnent des graines auprès des paysans ou des collecteurs et les revendent aux citadins qui les transforment pour la consommation. Aussi, l’indicateur de cette propension à la consommation du soja se révèle-t-il mieux par l’augmentation de sa production et de sa commercialisation.
En effet, dans les boutiques d’alimentation générale comme dans les marchés au Togo, on y trouve des graines, de l’huile, du lait, de la farine de soja. Il est constaté un peu partout dans les villes, auprès des revendeuses de nourriture dans les marchés, les mini-restaurants, à bord des rues ou dans la cuisine familiale la présence dans les mets d’un dérivé de soja. De l’organisation de sa culture et sa vente par les paysans à sa transformation et sa consommation en ville, le soja offre une lecture du système alimentaire construit autour de lui. Puisque par système alimentaire, il faut entendre un ensemble de dispositifs et dispositions, des mécanismes et processus, autant structurels que fonctionnels en interdépendance, qui intègrent les enjeux sanitaires et de durabilité, en matière de production, de transport, de transformation, de distribution et de consommation des produits alimentaires en milieu urbain (D. Meva’a Abomo et al, 2019[3]).
La consommation généralisée de soja dans les milieux urbains du Togo le positionne comme un élément du processus d’uniformisation du « goût » des villes (H. Marchal et J.-M. Stébé, 2011, p. 241). Cette pénétration du soja chez les populations urbaines s’interprète comme l’adoption d’une nouvelle culture alimentaire mue par les effets de sa consommation sur la santé quand bien même, domestiqué vers 1700 et 1100 avant Jésus-Christ en Mandchourie en Chine, il était utilisé en tant qu’engrais vert pour enrichir les sols (E. Labat, 2013, p. 7). Le soja, à bien des égards, serait identifié depuis longtemps comme étant un aliment bénéfique pour la santé humaine. Autrement dit, une alimentation à base de soja est pauvre en acides gras saturés et en cholestérol, et amène beaucoup moins de calories qu’une alimentation à base de viandes et de produits laitiers (J. Hubert, cité par E. Labat, 2013, p. 13). Selon ADA consulting Africa (2016, p. 17), le soja contribue à « la protection cardio-vasculaire, la diminution de la survenue de certains cancers (cancer de sein et de la prostate), la prévention de l'ostéoporose, l’atténuation des conséquences de la ménopause, l’amélioration des fonctions cognitives (mémoire) ». Sur la base d’une étude réalisée à Shanghai sur 75 000 femmes, X. Zhang et al. (2003, p. 2874) découvre qu’une forte consommation d’aliments à base de soja peut diminuer la pression artérielle et réduire les risques de maladies coronariennes chez les femmes dans certaines populations asiatiques.
L’objectif de la présente recherche est d’expliquer les déterminants de la propension des urbains pour le soja en s’appuyant sur le système alimentaire qui se développe autour de ce produit. Pour mieux circonscrire le champ des investigations, une question centrale est ainsi formulée : qu’est-ce qui suscite l’intérêt des citadins togolais pour la consommation de soja ? La proposition heuristique suivante est avancée : l’évolution de la consommation de soja en milieu urbain au Togo s’explique par la perception des consommateurs de ses effets sur leur santé.
La vérification de cette hypothèse s’inscrit dans la perspective théorique de la sociabilité alimentaire de J.-P. Corbeau (1997, p. 69-81). Celle-ci désigne l’aptitude et la capacité créative par lesquelles le mangeur, quand il agit avec les autres acteurs sociaux dans la « filière du manger », a la liberté de penser, de faire et d’agir liée à l’alimentation pour valoriser, voire sublimer sa culture d’origine qu’il a tout de même la possibilité de modifier par de nouvelles expériences alimentaires acquises dans ses échanges sociaux autour de la nourriture. Cela suppose que « les relations sociales structurent l’acte alimentaire » (T. Fournier et J.-P. Poulain, 2008, p. 100). Les interactions alimentaires provenant de tous les acteurs de la filière soja dans les villes du Togo peuvent être motivées par des enjeux divers, notamment sanitaire, médical, culturel, identitaire, économique, voire politique.
[1] https://donnees.banquemondiale.org/indicateur/SP.URB.TOTL.in.zs
[2] https://roppa-afrique.org/IMG/pdf/togo_rapport_final-kf.pdf, p.17
[3] Cf. https://calenda.org/741705

Méthodologie

1. Matériels et méthodes

1.1. Présentation de la zone d’étude 

Le Togo, 56 600 Km2, est un Etat du golfe de Guinée situé entre le Ghana à l’Ouest, le Bénin à l’Est, le Burkina Faso à l’Ouest et l’océan Atlantique au Sud. Depuis le 10 février 1960, il est subdivisé en quatre régions administratives, à savoir la région maritime, des plateaux, centrale et des savanes puis une cinquième région, la Kara créée le 18 septembre 1965. Selon les données du dernier recensement en 2010, les chefs-lieux respectifs de ces régions et les plus grands centres urbains du pays comptent, Tsévié : 54 474 habitants, Atakpamé : 69 261, Sokodé : 95 070, Dapaong : 58 071 et Kara : 94 878. Le Grand Lomé, créé le 26 juin 2019 et qui regroupe la Commune de Lomé, les préfectures du Golfe et d’Agoènyivé, reste la partie la plus urbaine du Togo avec 1 477 660 habitants (INSEED, 2011, p. v). La carte n°1 suivante représente les six villes où est menée la recherche.                                             
Dans les parties rurales, les paysans togolais, comme dans la plupart des pays de l'Afrique subsaharienne, se donnent à l’agriculture qui fait figure de secteur le plus important en termes de subsistance familiale. Cette activité nourrit les citadins en produits alimentaires locaux de première nécessité : tubercules, céréales, légumes. L’industrie agro-alimentaire est faiblement développée au Togo : « elle est caractérisée par la petite transformation des produits agricoles qui est assurée par de petites unités avec des capacités limitées » (PND, 2018, p. 27). On compte néanmoins parmi ces dernières, des unités artisanes et semi-modernes de transformation de soja essentiellement installées à Lomé.

1.2. Données

L’approche méthodologique retenue associe recherche documentaire, questionnaire structuré, guides d’entretien semi-directif et grille d’observation.
Pour mesurer les indicateurs et cerner les motivations des citadins pour la consommation de soja, une enquête quantitative, au moyen d’un questionnaire structuré, a été menée de février à mars 2020. Au départ de la recherche, l’ambition était d’inclure tous les Togolais vivant en milieux urbains dans la population cible. Pour ce faire, un maillage des villes était indispensable. Mais il sera onéreux et nécessitera assez de temps. Il a été retenu, de façon subjective, de mener l’enquête dans les cinq chefs-lieux des régions administratives et le Grand Lomé qui représentent les parties les plus urbaines du pays.
L’échantillonnage aléatoire stratifié est constitué et chaque ville définit une strate. Pour faire partie de l’échantillon, l’enquêté doit avoir au moins 18 ans et résider au moins un an dans la ville. Lors de la pré-enquête dans trois villes, notamment le Grand Lomé, Atakpamé et Dapaong en novembre 2019, on s’est rendu compte que beaucoup de consommateurs sont familiers au fait étudié et un seuil de saturation de réponse[4] est vite atteint. En outre, les consommateurs de soja n’ont pas été dénombrés au préalable. Ces deux facteurs (seuil de saturation et absence de dénombrement) ont amené à choisir aléatoirement un échantillon de 300 enquêtés, soit 50 consommateurs de soja par ville.
Le questionnaire a été administré de façon indirecte (par l’intermédiaire d’un enquêteur) aux enquêtés qui ne pouvaient pas le remplir eux-mêmes et de façon directe à ceux qui n’avaient pas de difficulté à le remplir.
Afin de disposer des informations sur la production, le circuit de distribution et la qualité de la légumineuse, des entretiens individuels semi-directifs ont été organisés avec des personnes ressources : deux responsables ICAT[5] dans chaque région, trois responsables ayant connaissance de la filière soja au ministère de l’agriculture et trois autres à celui du commerce, deux nutritionnistes dans le Grand Lomé et un à Kara puis dix femmes revendeuses d’un produit de soja par ville.
Dans la même veine, cinq focus group hétérogènes ont été animés avec des consommateurs et transformateurs de soja (les participants sont au nombre de 10 pour chaque entretien de groupe à Lomé et de 8 dans les autres villes). La plupart des sociétés transformatrices s’étant installées à Lomé, trois entretiens de groupe y ont été réalisés contre un à Atakpamé et un autre à Sokodé.
Des observations simples ont été opérées dans certains marchés, ménages et boutiques dans le but de constater la présence de soja sur les lieux et d’apprécier la demande de ses produits ainsi que leur transformation.
Une analyse documentaire spécifique des rapports, articles, mémoires et thèses sur le soja a été faite en vue d’apprécier la valeur scientifique des déclarations faites par les enquêtés.

1.3. Méthodes

Après la collecte des données sur le terrain, nous avons procédé au dépouillement des réponses. Le logiciel SPSS (Statistical package for social sciences) a permis de faire le traitement des données quantitatives. Après l’apurement, les résultats ont été exportés vers Excel 2019 pour des analyses statistiques descriptives. Les résultats sont présentés sous forme de tableaux et graphiques. En vue de confronter l’hypothèse de départ à l’épreuve des faits, le tableau (tri à plat) et les graphiques (diagrammes circulaires) retenus ont été analysés sur la base des pourcentages dans un commentaire suivant les résultats qu’ils présentent.
Pour l’analyse qualitative, les idées principales ont été regroupées manuellement en thèmes semblables suivant l’hypothèse et l’objectif. Des conclusions en sont tirées pour compléter l’analyse quantitative. Le déroulement de ce protocole a permis d’obtenir des résultats exposés dans la rubrique suivante.
[4] C’est le nombre au-delà duquel les réponses obtenues ne varient pratiquement plus.
[5] Institut de conseil et d’appui technique

Résultats

2. Résultats

2.1. Consommation de soja : vers une nouvelle préférence alimentaire dans les villes togolaises ?

La présence de soja parmi les mets togolais est récente. Elle est liée à l’avènement de sa culture sur le terroir. Mais son adoption par les populations urbaines devient remarquable de nos jours. Il occupe déjà la troisième position parmi des céréales habituellement cultivées et consommées au Togo, notamment le maïs, le riz, le haricot et le mil comme le signifie le graphique n°1 suivant.
Selon le graphique n°1, 30,2% des citadins enquêtés consomment plus du maïs, 27,8% du riz et 21,6% du soja. L’accessibilité financière et l’apport en nutriments pour une bonne santé peuvent expliquer un tel penchant pour certains dérivés du soja :
Il joue le même rôle que la viande dans une sauce ou des brochettes pour accompagner la bière et il est moins cher. Avec 200 F CFA, tu peux manger déjà bien du soja qui te rassasie et donne des protéines, glucides, lipides et beaucoup de vitamines à ton organisme. Alors qu’avec la même somme tu ne mangeras qu’un bâtonnet de brochette de poulet congelé avec des conséquences sur ta santé (propos d’un consommateur interrogé à Sokodé).
Les données quantitatives obtenues dans chaque ville sur la consommation d’un dérivé de soja renseignent sur cette évolution de préférence (Tableau n°2).
A travers ce tableau, on constate globalement que la consommation de soja varie en fonction de l’orientation géographique.
Elle croit du Sud vers le Nord du Togo. Ainsi, à partir de la troisième ville, Atakpamé, plus de la moitié des enquêtés a consommé du soja au cours de la semaine de l’enquête. Sokodé apparait comme la ville où l’on consomme plus la légumineuse, car 82% des enquêtés reconnaissent avoir consommé un dérivé de soja pendant la période de référence. Pour cause, la région centrale dont Sokodé est le chef-lieu est la première région productrice de soja au Togo (9 211 t en 2015, ADA Consulting Africa (2016, p. 68)). Dapaong occupe la deuxième position en raison de sa tradition de consommation de la bière du mil (le tchakpa). En effet, dans les cabarets de tchakpa, le fromage de soja frit ou viande de soja accompagne très souvent cette boisson. En tout état de cause, et selon un technicien de l’ICAT Dapaong, « la pédologie des sols au Centre et au Nord du Togo est plus favorable à la culture du soja que celle du Sud ». Cela signifie que le soja est un produit des populations du Nord, mais qui s’est introduit au Sud par diffusion alimentaire. Les déplacés du Nord vers le Sud et principalement à Lomé ou inversement reproduisent cette culture alimentaire qui a commencé par rentrer dans les habitudes culinaires des populations méridionales pour des raisons qu’il importe de connaître.

2.2. Les déterminants de la consommation du soja chez les citadins togolais

2.2.1. Le soja dans les villes togolaises : un produit cultivé et transformé localement
Le choix de chaque aliment obéit à une motivation consciente ou non. En dehors du goût, ce que recherche l’individu, est que ce qu’il mange doit contribuer à maintenir son organisme en bonne santé. Aux yeux des citadins se sentant envahis par des produits importés d’origine douteuse, le soja togolais semble répondre à une certaine aspiration non seulement à cause de sa richesse en nutriments, mais également la proximité des maillons de la filière des consommateurs. Ceux-ci définissent trois qualités essentielles pour le soja : c’est un produit « local », « authentique » et « biologique ». En effet, selon les personnes interrogées, le soja consommé dans les villes togolaises ne serait pas un produit importé. Il est cultivé dans chacune des cinq régions du pays. Les produits dérivés transformés disponibles le sont grâce à la visibilité des unités de transformation installées dans les villes, et essentiellement à Lomé. L’origine connue de cet aliment fonde donc la confiance des urbains convaincus du lien entre les aliments locaux, authentiques ou biologiques et leur santé. C’est aussi la force de la perception des enquêtés sur les bienfaits du soja qui détermine l’engouement à la consommation du soja. Le soja aurait un effet thérapeutique et préventif sur la santé des consommateurs.
2.2.1.1. La disponibilité du soja local
La sécurité alimentaire, gage d’une bonne santé, passe par la disponibilité des produits, leur accès et leur qualité. La filière soja est de plus en plus promue au Togo par les pouvoirs publics, des institutions financières et les médias (radios et télévisions). Ces opportunités ont permis d’obtenir des résultats suivants en termes de quantité de soja récolté de 2015 à 2018 (Graphique n°2).   
La quantité de soja produite par les paysans togolais reste relativement faible mais croissante. De 24 572 t en 2015, elle est passée à 44 745 t en 2018. Dans l’hypothèse d’une augmentation annuelle de la production, le soja togolais peut continuer à nourrir les citadins qui leur font confiance.
L’objectif principal des producteurs est de toujours commercialiser le soja pour réaliser des valeurs financières. Les populations urbaines constituent les plus importants débouchés. Les marchés d’approvisionnement urbains sont, entre autres, Akodesséwa, Agoè-Assiyéyé, Adidogomé, Bè dans le Grand Lomé et à l’intérieur, les marchés de Tsévié, d’Atakpamé, de Sokodé, de Kara et de Dapaong.
Selon les données documentaires (ministère du commerce, ministère de l’agriculture, ADA consulting Africa), deux types de soja sont produits au Togo : le biologique et le conventionnel. D’après ces sources, le soja brut bio représente 20% de la production nationale et est presque en totalité destiné aux marchés internationaux comme la France, l’Italie et l’Espagne. Autant dire que le soja consommé par les citadins togolais est en majorité de type conventionnel, donc authentique.
Cependant, en ville, il y a une confusion entre le qualificatif « local » et « authentique ». En effet, la plupart des consommateurs rencontrés surtout à Tsévié et à Kara définissent « le local comme ce qui est cultivé proche de nous par les paysans togolais, c’est-à-dire ce qui n’est pas importé » et l’authentique également comme « ce qui est produit chez nous-mêmes, c’est-à-dire par les paysans togolais dans leurs champs ». Alors que l’authentique qui est synonyme de conventionnel désigne le soja certifié, produit selon les normes requises en termes d’usage des substances chimiques.
2.2.1.2. La transformation locale du soja
La plupart des produits consommables dérivés du soja sont le résultat d’une transformation endogène. Celle-ci se présente comme un déterminant de l’adoption du soja parce qu’elle se déroule sous le regard des citadins. A partir des données recueillies sur le terrain, on se rend compte que les graines de soja sont transformées, de façon artisanale, en plusieurs produits qui peuvent se ramener à trois, à savoir la farine, le fromage et le lait de soja. Cette activité de transformation est à mettre à l’actif des femmes.
Ainsi, pour produire la farine de soja, les femmes ont l’habitude de torréfier les graines de soja à l’aide des ustensiles adaptés : marmites au feu et une baguette qui sert à tourner les graines dans tous les sens pour leur meilleure cuisson. L’usage auquel ce produit dérivé est destiné est la préparation de la pâte ou de la bouillie de soja.
Le fromage, communément appelé viande de soja, subit en cinq étapes une transformation particulière. La première étape consiste à introduire les graines dans l’eau durant au moins 72 h pour qu’elles se fermentent et deviennent molles. La deuxième consiste à les faire passer au moulin. La farine de soja, au cours de la troisième étape, est versée dans une quantité d’eau riche en levure. La quatrième étape de la transformation du soja en viande est la mise en sac de la farine mouillée et sa pose sur des objets servant de pressoir. La durée de cette étape est relativement de 48 h, période au cours de laquelle la farine devient une masse qu’on peut couper en de petits morceaux. Ces derniers sont finalement frits et consommables.
L’obtention du lait de soja est le résultat d’un processus à trois niveaux : la mise à l’eau des graines de soja d’abord, leur mouture ensuite, et enfin la mixture de la farine dans une quantité raisonnable d’eau sans addition de levure.
Ces différentes transformations sont le fruit d’une technicité endogène. En d’autres termes, « une diversité de connaissances est à mettre en évidence lorsqu’il s’agit de consommer un quelconque produit de soja dans les ménages » (d’après une revendeuse de fromage de soja à Atakpamé). Les connaissances auxquelles fait allusion cette revendeuse sont populaires. Elles sont relativement faciles à maîtriser dans la mesure où elles ne nécessitent aucune formation spécifique, mais une simple imitation. Les femmes ont une facilité à appliquer des pratiques localement construites, encore que ces dernières proviennent d’une tradition léguée par les aïeules[6]. D’après un enquêté : 
Tout comme la viande, le soja contient des protéines et des vitamines B1 et B2. Nous l’utilisons sous diverses formes dans l’alimentation des enfants malnutris et des femmes enceintes. Il s’agit de fromage, de farine, de bouillie, de moutarde. La façon dont nos femmes procèdent pour obtenir ces produits nous rassure que les vitamines ne sont pas détruites et qu’aucun dérivé chimique ne s’est ajouté pour compromettre notre santé. (Propos d’un consommateur interrogé à Kara).
En dehors de la transformation endogène, on rencontre dans les villes au Togo des produits dérivés de soja issus de la transformation semi-industrielle. Il s’agit de l’huile de soja (peu répandue), des farines enrichies en soja (des farines pour enfants, pour adultes et des farines simples : le soja est utilisé pour enrichir ces types de farine en protéines et autres éléments nutritifs). Le focus group avec les transformateurs et consommateurs révèle que sept types de farine sont produits au Togo à base de soja : « Top farine fortifiée », « Soja Vie (6 mois à 1 an) », « Soja Zogbon (1 an et plus) », « Nutrimix 1 », « Nutrimix 2 », « Nutrine » et « Bio Farine ».
Qu’ils soient issus d’un processus artisanal ou semi-industriel, les produits soja sont made in Togo. Cette proximité rassure les consommateurs sur leur qualité. En témoigne le résultat obtenu lorsque nous leur avons demandé : « c’est quoi les éléments qui paraissent pour vous source d’inquiétudes alimentaires ? ». 
Suivant le graphique n°2 plus de la moitié (52,7%) des citadins interrogés formule leur inquiétude autour des OGM et près du quart (24,5%) autour des produits alimentaires importés. Ils sont moins nombreux à s’inquiéter par rapport aux produits locaux (3,2%).
Ces réponses expriment une certaine transparence de la production et la transformation du soja car les enquêtés « connaissent » les producteurs et les transformateurs.
2.2.2. Les perceptions des bienfaits du soja : la décision de le consommer
Le choix d’un aliment est influencé par son accès mais il dépend également du bénéfice que le mangeur espère en tirer pour son organisme. S’agissant des apports du soja à l’organisme, nombre de citadins reconnaissent que c’est une légumineuse très riche. C’est une excellente source alimentaire avec des qualités nutritionnelles bénéfiques pour la santé. Le graphique n°4 suivant résume les perceptions des bienfaits du soja selon les enquêtés.   
Sur le plan sanitaire, près de la moitié (48,3%) des citadins estiment que le soja renforce le système immunitaire. Moins du quart (21,8%) pense qu’il lutte contre les cancers. Pour les autres, la consommation du soja améliore la fertilité chez l’homme et la femme (17,2%) ou apporte moins de mauvais cholestérol à l’organisme (12,7%).
Les enquêtés soutiennent que la consommation d’aliments dérivés de soja contribue à maintenir leur santé en bon état. Au cours des entretiens semi-directifs, lorsqu’on leur demande de citer les atouts espérés de la consommation des produits de soja, voici quelques réponses enregistrées. D’après un enquêté à Tsévié, « mon médecin m’a dit que si je consomme des produits laitiers provenant des animaux, la vache, je souffrirai des problèmes d’articulation et d’os. Donc, je consomme le lait de soja et son fromage pour renforcer mes os et mes articulation ». Selon une autre enquêtée interrogée à Dapaong, « il y a plus de deux ans qu’un ami m’a conseillé le lait de soja, ce que je prends régulièrement et mes douleurs de ventre ont disparu ». Un vieillard interviewé à Sokodé répond : « ce n’est pas normal de boire le lait et de manger la viande d’une espèce proche de l’homme. Moi je consomme régulièrement le lait et le yaourt de soja et je suis en forme, pas de souci de santé, c’est mon secret ! ». « Moi je prends le soja au quotidien pour perdre davantage de kilos car j’ai appris que le soja permet d’éviter le surpoids », a affirmé une enquêtée à Kara.   
Il convient de s’interroger sur la provenance de ces connaissances sur les bienfaits du soja. Quand on veut savoir d’où les enquêtés détiennent ces savoirs, deux sources sont mises en avant : les publicités et les amis. Cela se confirme dans les focus group avec les transformateurs et consommateurs et même les revendeurs quand il revient souvent : « les gens disent que le soja est très riche », « on entend dire que le soja est très bon ». Sur les télévisions et les radios, des sociétés de transformation de soja comme Maman Soja font des publicités sur les différents produits dérivés du soja. Il y a donc une adéquation entre l’information reçue et le comportement alimentaire. Ainsi, il est facile de saisir dans le discours des consommateurs une forme de calcul de risque pour la santé et la rationalisation des pratiques : « la viande n’est pas bonne pour les reins et le foie, les autres huiles sont pleines de mauvais cholestérol ». En conséquence, consommer du soja c’est apporter à l’organisme un aliment complet, à savoir, « 30 à 40% de protéines, 20% de lipides, 35% de glucides dont 20% de fibres et 5% de minéraux et vitamines », selon un nutritionniste à Lomé.
Par ailleurs, le contexte social a une influence sur le jugement porté sur le soja. De nos observations dans les six villes, le fromage ou la viande de soja est plus consommé dans les espaces marchands que domestiques. Ces lieux ouverts comme le cabaret de tchoukoutchou ou les restaurants de rue sont assimilables à des espaces de socialisation alimentaire. Des amis s’y invitent et se prescrivent les goûts. Ce passe-temps à siroter sa boisson ou à manger son riz accompagné de viande de soja frite, préparée avec une sauce ou en brochettes, permet de se partager des expériences nutritionnelles qui participent à la formation de l’appréciation et de la décision du mangeur : « les amis ont dit que soja est très bon et moi aussi je l’ai adopté » (propos d’un enquêté à Dapaong).
[6] Les techniques de transformation de soja en ces différents dérivés sont proches de celles du haricot en beignet, du maïs en bouillie, du mil en bière de mil.

Conclusion

Conclusion

L’objectif poursuivi par cette recherche est d’expliquer les facteurs de la propension des citadins togolais pour la consommation du soja. Les investigations, à base des méthodes quantitative et qualitative, montrent que les citadins qui consomment les produits dérivés du soja sont déterminés par les caractéristiques « locale », « authentique » et « biologique » de l’aliment. Celles-ci sous-tendent l’engouement à la consommation du soja par les mangeurs qui sont convaincus en avoir des effets bénéfiques sur leur santé.
Toutefois, en dépit de sa richesse en nutriments et de ses bienfaits sanitaires, la discussion a révélé que les graines de soja comportent tout de même des impuretés, des facteurs anti-nutritionnels qui ont des effets négatifs sur la santé des consommateurs mais que la plupart d’entre eux ignorent.
Bien plus, le succès du soja togolais et son audience toujours favorable auprès des consommateurs urbains passeront par l’assainissement de certains maillons du système, notamment la production, la récolte et la transformation pour atteindre l’objectif de la sécurité sanitaire. Celle-ci doit tenir compte de tous les risques, chroniques ou aigus susceptibles de rendre les dérivés de soja préjudiciables à la santé du consommateur, condition également de sa contribution à la sécurité alimentaire au Togo.

Références

Références bibliographiques

ADA CONSULTING AFRICA, 2016, Etude diagnostique de la filière soja au Togo, Rapport définitif, Lomé.
CORBEAU Jean-Pierre, 1997, « Socialité, sociabilité... Sauce toujours ! », in L’Internationale de l’Imaginaire, n°7 : Culture, nourritures, Babel/Actes Sud/Maison des Cultures du Monde, Arles, p. 69-81.
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Publié

30 Juin 2020

Comment citer

Revue Espace, Territoires, Sociétés et Santé ,[En ligne], 2020,, mis en ligne le 30 Juin 2020. Consulté le . URL: https://www.retssa-ci.com/index.php?page=detail&k=78

Numéro

Rubrique

Espace,Sociétés et Santé